Les Grecs et la Nature

Lundi 26 septembre 2011 // Nat+

LES GRECS ET LA NATURE

Si la civilisation romaine marque de son empreinte l’évolution de notre culture depuis la conquête de la Gaule, elle est elle-même grandement tributaire du mode de pensée et des acquis du peuple grec, son voisin géographique et prédécesseur chronologique. De ce fait, nous pouvons dire qu’une part de notre façon de voir le monde trouve , elle aussi, ses sources dans une pensée née dans cette partie orientale de la Méditerranée. Les traces écrites qui subsistent , de même que les témoignages architecturaux et artistiques qu’il nous est encore possible d’admirer , permettent de dater l’éclosion de cette pensée aux environs de 600 ans avant notre ère. Trois noms ont illuminé cette époque et traversé l’histoire : Thalès, Anaximandre et Anaximène , les piliers de ce qu’on appelle l’Ecole de Milet.

A cette époque, la Grèce est faite d’un grand nombre de villes entourées d’un territoire, ce que l’on appelle les ‘’cités’’, plus ou moins indépendantes les unes des autres, liées entre elles essentiellement par des intérêts économiques , commerciaux et culturels. Certaines de ces cités se trouvent sur la façade maritime de l’actuelle Turquie, c’est le cas de Milet. Cette ville d’environ cent mille habitants, ce qui en fait la plus importante cité grecque d’Asie à cette époque, est aussi un grand port, qui domine le commerce de cette région, et cela favorise bien sûr les échanges avec les pays voisins. Milet est ainsi en étroite relation avec l’Egypte par son escale commerciale Naucratis, et bénéficie du savoir de cette civilisation plusieurs fois millénaire, très centralisée et organisée de façon rigide par une caste fonctionnaire omniprésente. Par la terre, Milet communique également avec le Moyen Orient , échange avec la Mésopotamie, donc Babylone, plus grande ville du monde de l’époque, ainsi que la Perse , empires eux aussi très anciens et riches de savoir en divers domaines, comme l’astronomie, les mathématiques , mais dont la puissance est rongée de l’intérieur par d’incessants conflits de personnes ainsi qu’une forte tendance à pâtir des intrigues de cour. .

Cette ville maritime et commerçante jouit d’un dynamisme économique, artistique, politique, qui contraste avec la ‘’rigidité’’ des grands empires environnants. Même si le niveau technique des grecs de l’époque semble plutôt en retard par rapport à celui de leurs voisins, l’effervescence bouillonnante de la société milésienne , comme d’ailleurs celle de nombreuses autres cités grecques , laisse augurer d’un grand élan de civilisation. C’est dans ce contexte, et probablement grâce à lui, que va apparaître Thalès.

Cet homme fut probablement un voyageur, curieux du savoir de son temps, savoir qu’il enrichit au contact des égyptiens et des marchands de Mésopotamie. Il acquit ainsi un bagage important pour l’époque, dans les domaines des mathématiques et de l’astronomie. Le fameux théorème qui porte son nom, bien connu des lycéens, n’est probablement pas de lui, mais plutôt glané à l’occasion d’une rencontre avec un savant égyptien ou mésopotamien. De la même manière, la prédiction des éclipses dont on lui attribue la paternité n’était sans doute qu’une application, elle aussi, d’un savoir recueilli dans un autre pays, la Chaldée selon toute probabilité. C’est déjà un mérite important d’avoir diffusé ce savoir dans la Grèce de l’époque, mais ce n’est pas ce qui confère à Thalès l’aura dont il a joui dans l’antiquité, et encore maintenant.

L’apport majeur de ce penseur pour l’histoire de l’humanité, qui peut aussi intéresser tout naturiste un tant soit peu curieux, c’est sa conception novatrice de la cosmologie, de quoi est fait le monde. Il s’agit là de la plus ancienne interrogation qui nous soit parvenue à propos de ce dont le monde est constitué. Avant lui, tout était simple : le monde est l’œuvre des dieux, et les phénomènes observables résultaient de leurs décisions et de leurs caprices. Ainsi une tempête en mer signait la colère de Poséidon, le dieu marin, les éclairs étaient lancés par Zeus, l’arc en ciel signifiait qu’en déroulant son écharpe Iris annonçait la fin de la pluie. Il ne venait à personne l’idée de s’interroger sur un quelconque mécanisme sous-jacent aux phénomènes naturels.

Au lieu de s’intéresser à l’origine des choses et des évènements, Thalès se consacre à ce dont le monde est fait, quel en est le substrat fondamental.
Pour lui, la base de tout est l’eau. C’est l’origine des choses en même temps que c’en est la nature intime. Le monde est une demi sphère d’eau, à la surface de laquelle la terre flotte, sur la partie plate supérieure. L’eau est aussi l’élément constitutif de tout, puisqu’elle peut prendre différents aspects, liquide, gazeux, solide. La terre naît par sédimentation, en témoignent les dépôts de coquillages fossiles, et l’air est le résultat de l’évaporation. Cet air peut retomber sous forme de pluie, puisqu’il vient lui-même de l’eau, ou bien, si l’évaporation augmente, engendrer le feu.

L’eau n’a pas qu’un rôle physique, elle est aussi omniprésente en biologie : la vie
vient de l’eau et en a besoin pour se perpétuer. L’eau est présente dans tous les animaux, les végétaux, qui sont des êtres vivants. D’ailleurs, pour Thalès, tout est doté de vie, pour preuve l’aimant qui attire le fer, l’ambre attire les objets très légers quand on le frotte, créant ainsi de l’électricité statique. Ce qui unifie toutes ces manifestations de la vie, c’est l’énergie de l’eau. Ainsi donc, l’univers est un ensemble constitué des différentes formes que l’eau peut adopter , et animé par son énergie. Ceci constitue la première tentative humaine connue d’expliquer la nature et le fonctionnement du monde par une loi unique : désormais, l’univers peut être compris, si l’on s’astreint à l’observer. Il n’est plus régi par les dieux, les esprits qui résident toujours dans l’Olympe, mais ne dirigent plus les choses du monde.

Considérée du point de vue du XXI ème siècle, cette avancée est tout simplement admirable : si nous ne considérons pas l’eau évoquée par Thalès comme notre bien connue ’’ H2O ‘’, mais plutôt comme un ‘’fluide’’ fondamental, le plus abondamment représenté , le matériau unique à partir duquel tout est constitué, nous entrevoyons la notion de ‘’matière’’ qu’il nous faudra explorer, à terme l’unité atomique. Et cette eau, ce fluide sur lequel flotte la terre, n’est pas sans évoquer le centre en fusion de notre planète, à la surface duquel les continents se déplacent, ‘’dérivent’’, provoquant , en se télescopant, tremblements de terre et raz de marées

Dans sa conception de l’astronomie, Thalès poursuit son idée d’unification à partir de l’eau : tout est fait de cette substance, et les astres sont considérés comme des phénomènes météorologiques, au même titre que la pluie, la neige, la grêle, la rosée du matin. Les astres brillants sont faits de minéral enflammé, donc de l’eau sédimentée et portée à haute température par une puissante évaporation.

Cet apport de Thalès dans le rapport qu’il est possible d’avoir avec la nature , pour original qu’il soit, ne doit pas, pour autant, occulter le fait qu’il persiste, dans ses origines, une influence des mythes anciens : le choix de l’eau est , très probablement influencé par celui d’Okéanos, l’océan, qui veut que toute chose soit issue de la mer, puisque le ciel lui-même naît de la ligne d’horizon, là où tout se confond. Le mythe existe, mais il y a maintenant une recherche d’explication , et c’est dans cette voie que va s’engager Anaximandre.

Né environ une quinzaine d’années après Thalès, il en fut peut-être le disciple mais certainement l’interlocuteur : tout en reprenant certaines idées de son aîné, il n’hésita pas à s’opposer à lui sur plusieurs questions. Il élabora une conception physique et cosmique totalement novatrice qui le range aux premiers rangs des savants de tous les temps.

Sa quête fondamentale fut celle d’un principe inhérent à toute chose, et en cela il ressemble à Thalès. Mais, contrairement à celui-ci qui opta pour un élément visible, quantifiable, l’eau, Anaximandre choisit une origine , un principe unique qu’il nomma ‘’apeiron’’, ce qui signifie indéfini ( en qualité et en quantité ) et illimité ( sans forme ni fin ). Le caractère essentiel de l’apeiron est de ne pas faire partie du monde sensible et ainsi d’échapper à notre observation. Donc, toutes les choses que nous connaissons peuvent être imaginées comme étant faites de quelque chose d’autre que ce que nos sens nous indiquent. Et ce quelque chose en question est présent partout. Si Thalès a libéré la Nature de son interprétation comme étant d’origine divine, Anaximandre introduit la notion d’investigation , nécessitée par le fait que la réalité ne se dévoile pas entièrement à nos sens. Il existe une réalité accessible, mais cachée. Il faudra observer et penser. Cependant, Anaximandre n’ira pas jusqu’à proposer l’expérimentation comme mode de connaissance. La notion d’apeiron évoque bien , avec le recul de vingt six siècles, le monde de l’électron, de l’atome, de l’énergie. C’est le point de départ historique de toute cette aventure scientifique.

A partir de cet apeiron, les choses vont donc exister et se transformer, sous la double influence de la ‘’nécessité’’ et de’’ l’injustice’’. Par ces termes étonnants, nous sommes invités à comprendre la coexistence permanente de polarités opposées, comme les notions de vide et plénitude, de froid et de chaleur, d’humidité et de sècheresse, de pôle positif et négatif dans le domaine de l’électricité. Un mouvement se crée donc pour transférer de là où il y a beaucoup à là où il y a peu. La dualité Yin et Yang des Chinois se retrouve aisément dans ce schéma.

La naissance du monde coïncide avec la séparation du chaud et du froid au sein de l’apeiron. Le feu , chaleur extrême, s’est réparti en une vaste sphère au centre de laquelle est apparue la terre, plus froide. Entre les deux, l’air, agité par les vents, a scindé le feu périphérique en plusieurs couches concentriques, comme des roues de charrette de diamètres différents, montées sur un même moyeu, et qui tournent chacune à une vitesse différente. Dans les intervalles entre les roues, des nuages sombres et opaques interdisent de voir les roues de feu dans leur totalité. Seuls quelques interstices entre les nuages permettent de voir ce feu : ce sont les astres. Et si ces orifices sont occultés par les mouvements des nuages, c’est l’explication des éclipses.

Cette description des phénomènes astronomiques nous apparaît bien bizarre, vue de notre époque. Elle porte cependant en elle une idée totalement novatrice, celle de la profondeur du ciel , jamais évoquée par les civilisations plus avancées en astronomie, comme , par exemple, celles d’Asie Mineure, et encore moins par les Grecs. Pour la première fois en effet les astres ne sont pas tous situés à la même distance de la terre, le ciel n’est plus sur un seul et même niveau, un peu comme un immense rideau sur lequel seraient brodées les étoiles. Et la notion d’anneaux de feu, repoussés à de grandes distances , n’évoque t’elle pas la dynamique de la théorie du Big Bang ?

Tous les textes antérieurs à Anaximandre expliquent les phénomènes climatiques par des interventions divines : Zeus déclenche la pluie et les éclairs, les mouvements de la mer sont l’œuvre de Poséidon, lequel est aussi à l’origine des tremblements de terre ; Eole , de son côté, régit les vents. Anaximandre balaye ces interprétations : la pluie est due à la vapeur d’eau réchauffée par le soleil et s’élevant vers le ciel ; le tonnerre, les éclairs sont l’effet de l’action du vent qui fait se percuter les nuages ;
les vents sont de l’air mis en mouvement par l’action du soleil ; quand aux tremblements de terre, les vents en sont responsables, quand ils s’engouffrent dans des crevasses apparues dans le sol parce qu’il a fait trop chaud ou parce que les pluies ont été trop abondantes. Bien que certaines de ces explications puissent apparaître cocasses, il convient de mesurer l’esprit d’observation et la réflexion de leur auteur qui les livre avec la conviction nécessaire pour braver les a priori religieux de l’époque.

Nous avons vu que Thalès décrivait la Terre comme une sorte de galette flottant à la surface d’un immense océan de forme hémisphérique, dont elle serait issue par ‘’dessèchement’’. Pour toutes les autres civilisations contemporaines ou antérieures, il y a constamment un support sous la Terre, sinon ne tomberait-elle pas ? Pour les Chinois, il s’agit d’une gigantesque tortue, d’autres peuples y voient un éléphant, des colonnes… Tout change encore avec Anaximandre : si le soleil apparaît à l’est, nous survole dans la journée, disparaît à l’ouest pour revenir après la nuit, c’est bien qu’il contourne la Terre, et donc qu’il n’y a rien en dessous. La Terre flotte dans l’espace, contrairement à ce que, encore une fois, nos sens nous suggèrent. Et si elle ne tombe pas, c’est qu’elle n’a nulle part où aller : elle est au centre du monde. Les objets qui tombent au sol tombent , en réalité, vers la Terre, et aux antipodes, ils tombent vers notre haut à nous ! Les notions de haut et de bas ne sont plus absolues, elles sont relatives à la Terre.

Et cette Terre, à quoi ressemble t’elle ? Comme chez Thalès, elle est circulaire et plate à sa face supérieure, mais beaucoup plus épaisse : elle a la forme d’une colonne : c’est un peu la même chose, en plus épais, débarrassée de l’océan qui n’explique rien. On peut en sourire maintenant que l’on sait que notre planète est sphérique… Sauf que, la Terre n’est pas vraiment sphérique, elle est plus large à l’équateur, c’est une ellipsoïde. Sauf que, ce n’est pas non plus une ellipsoïde, le pôle sud est plus aplati que le pôle nord, elle a la forme d’une poire. Sauf que, ce n’est pas une poire non plus, sa surface est irrégulière, les satellites de mesure qui gravitent autour d’ elle nous l’apprennent. Anaximandre n’aurait donc pas à rougir de son hypothèse au vu du savoir de son temps. La notion d’une Terre suspendue dans l’espace est une contribution majeure à la compréhension de la nature. Après cela, plus rien ne sera comme avant.

Une autre immense contribution à la connaissance de la nature, cette fois dans le domaine de la vie : Anaximandre situe l’origine de la vie dans l’océan. Comme Lamarck, vingt quatre siècles plus tard, il imagine une évolution des espèces, prenant son élan chez des animaux marins, des poissons, qui seront progressivement amenés, par l’émergence de la terre et son appauvrissement en eau, à se modifier, s’adapter aux nouvelles conditions de vie. Pour l’homme, c’est la même chose, un bébé n’étant pas capable de survivre seul, il lui faut nécessairement un ancêtre.

Anaximandre eut un disciple, d’une quinzaine d’années plus jeune que lui, Anaximène. Comme ses prédécesseurs, il est en quête de l’essence des choses. Le principe primitif qu’il imagine être à la source de tout est l’air, mais un air ‘’apeiron’’, c’est-à-dire indéterminé, illimité. L’air d’Anaximène ne doit pas être entendu au sens mélange gazeux comme on le décrit maintenant : sous l’effet du chaud et du froid, il se dilate, ce contracte, se met en mouvement, c’est un fluide mobile, à la fois matière et espace, sans que l’on puisse choisir. Il n’a pas de limite ni de forme précise. C’est l’apeiron sous une forme concrète. Anaximène vulgarise et explicite Anaximandre. Le principe commandant les changements de cet apeiron maintenant concret se doit d’être, lui aussi, concret : c’est le couple raréfaction - condensation. Si la quantité d’air diminue, on obtient le feu (l’air fuit par la cheminée au-dessus du feu) et si elle augmente, on obtient l’eau (l’air liquide) puis la terre.

Cette conception ressemble à celle de Thalès, mais à l’inverse : l’air se condense vers l’eau puis le solide, alors que Thalès voit dans l’eau le point de départ vers le gaz et vers le solide. L’idée d’Anaximène est pratiquement celle qui prévaut actuellement en physique de la matière : un gaz est l’état le plus primitif , non agrégé d’une substance. Par condensation, il aboutit à une forme liquide puis solide. La vapeur d’eau, l’eau sous sa forme liquide, la glace l’illustrent bien. Même le mercure, métal lourd s’il en est, se répand dans l’air sous forme gazeuse, le plomb aussi, si on le chauffe etc.. Ceci se retrouve bien dans l’étude du climat : Anaximène nous explique que la grêle se produit lorsque la pluie gèle, alors que la neige est , elle, due à la densification des nuages eux-mêmes, explications tout à fait conformes à ce qui se dit aujourd’hui en climatologie.

Mais, bien au-delà de ces applications assez aisément vérifiables par l’observation et la réflexion, la théorie de ce couple raréfaction – condensation animant l’apeiron ouvre la voie à une nouvelle spéculation sur l’organisation intime de la nature, la notion de matière discontinue, l’existence d’espace entre les constituants de la matière, en clair la notion d’atomes séparés les uns des autres, qui va être développée quelques années plus tard par une autre école de penseurs, justement appelés les Atomistes, essentiellement Leucippe et Démocrite. Mais ceci est une autre histoire…

En quelques années donc, nous sommes passés d’une notion de Nature subie, régie par des dieux tout-puissants et capricieux, à une Nature que l’on peut étudier et dont on aspire à connaître les secrets. Cette ligne de pensée perdurera, avec des périodes fastes et d’autres sombres , jusqu’à nos jours, du moins dans la société occidentale. Nous sommes là bien loin de l’Amazonie et du cercle arctique.

Léon Kerné