UN AUTRE REGARD SUR LA NATURE
Le naturiste dit aimer se trouver au contact de la nature, chercher à se mettre en harmonie avec elle, à la respecter, la protéger le cas échéant. Ainsi le voit-on en quête du chemin discret, de la clairière oubliée, de la plage isolée, du centre rustique où il pourra vivre en paix quelques heures ou plus. Mais tous ces lieux ont été façonnés par l’homme, sont porteurs de son empreinte plus ou moins visible ou palpable. La véritable Nature, qui ignore les voies de communication, les espaces cultivés, les animaux asservis, le moindre élément de confort, fût-il rudimentaire, où peut-on encore imaginer qu’elle existe ? Mis en sa présence, comment le ‘’naturiste moyen’’ se comporterait-il ?
Il y a fort à parier qu’en bons adhérents à l’ANF, de ce fait à la FFN, nous serions de par notre statut de naturistes lambda, d’abord contemplatifs, interrogatifs, probablement admiratifs, avant de passer à des choses plus concrètes comme, par exemple, comment nous déplacer d’un endroit à un autre, où trouver de quoi manger et préparer la nourriture, comment faire pour dormir plus ou moins confortablement et en sécurité. En ce sens, nous nous comporterions en purs produits de la civilisation occidentale imprégnée, depuis les Grecs, de cette notion dualiste qui veut que l’Homme considère, étudie et éventuellement exploite ce avec quoi il est en rapport, la Nature dans le cas de ces quelques lignes.
Dans de rares endroits reculés de la planète, il semble encore possible de trouver des lieux préservés de l’influence de l’homme ‘’occidental’’ et où vivent des peuples dont le rapport avec l’environnement nous conduit à admettre que la Nature peut être autre chose que ce que nous pensions. Certaines peuplades de la forêt amazonienne de même que quelques tribus d’indiens du cercle polaire, bien qu’à première vue absolument non comparables du point de vue de leurs conditions de vie, ont conscience de vivre en faisant partie de la Nature, d’en être un élément parmi d’autres avec lesquels elles font alliance et fusionnent, aux antipodes de notre position d’observateurs , par définition extérieurs. Ces gens n’ont pas conscience d’être en face de la Nature, n’essayent pas de s’harmoniser avec elle, ils en font partie, au même titre que tous les éléments qui les entourent.
La forêt vierge amazonienne n’est pas , sur toute son étendue, aussi ‘’vierge’’ qu’on pourrait le croire. Par endroits, en effet, de vastes surfaces de ce territoire sont le siège d’une concentration , à priori inattendue, d’espèces végétales d’intérêt majeur sur le plan alimentaire pour les indiens vivant à proximité, et aussi pour la faune dont la population s’en trouve augmentée. Ceci indique une culture de ces sols très ancienne dont le produit actuel se distingue difficilement de l’environnement ‘’sauvage’’. Si l’on excepte cette parenthèse, on peut alors parler de milieu naturel, de forêt primaire. Dans cet environnement écologique complexe, la pensée de ces tribus s’organise autour d’une croyance selon laquelle les différences et les ressemblances entre les humains, les animaux et les végétaux sont de quantité plutôt que de nature. Ainsi tous ces composants et acteurs de la Nature sont-ils animés par un esprit, une âme, avec laquelle il est possible d’entrer en communication. Cela permet de demeurer en bons termes avec eux : les femmes s’adressent aux plantes qu’elles cultivent comme à leurs enfants, les hommes essayent d’amadouer les animaux pour s’en emparer. La Nature, au sens où nous l’entendons habituellement, n’est ici que le prolongement de la vie de la maisonnée et de la tribu. Quelques animaux, comme les poissons et les insectes, ainsi que des végétaux tels que mousses et fougères ne font toutefois pas partie des êtres dotés d’un esprit, et ce serait peut-être là ce qui ressemblerait le plus à ce que nous dénommons, dans notre monde occidental moderne, la Nature, l’ensemble non touché par les activités humaines.
Les caractéristiques des êtres munis d’une âme ne sont pas définies en fonction de leur morphologie mais plutôt de leur place dans la chaîne alimentaire : qui mange qui ? C’est une sociologie de la prédation des êtres entre eux, plutôt qu’une classification des espèces en fonction de leurs caractères physiques.
L’identité de tous les êtres , vivants comme morts, qu’ils soient humains, animaux, végétaux dépend du regard de l’espèce qui les observe. De ce fait, elle est variable d’une espèce à l’autre : si l’homme regarde le perroquet comme un repas potentiel et le jaguar comme un adversaire dont il faut se méfier, l’oiseau craindra l’homme mais pas le félin, tandis que ce dernier se satisferait volontiers d’un steack d’indien mais ne se fait guère d’illusion en ce qui concerne le volatile perché une dizaine de mètres au-dessus de lui. Toutes ces interprétations différentes de la nature de l’autre ôtent tout caractère anthropocentrique ( l’homme au centre du monde et donc de toute classification ) à cette pensée des tribus amazoniennes. Cette identité entièrement fondée sur le relationnel plus que sur l’observation descriptive permet de surcroît de comprendre l’idée de métamorphose ou de mutation d’un être en un autre : il suffit, pour cela, d’adopter le regard d’une espèce puis d’une autre. Tout ceci n’est pas spécifique à la seule civilisation amazonienne : dans la Chine taoïste aussi il se dit que les animaux ont une double morphologie. Si les hirondelles disparaissent du ciel en automne, c’est parce qu’elles se retirent dans des caches marines où elles deviennent des coquillages. De la même façon les moineaux se transforment en huîtres, les cailles en mulots…
On peut se demander si cette vision du monde résulte de l’exubérance de la flore et de la faune de ces régions équatoriales et tropicales, sollicitant tellement les sens qu’il en devient impossible de discerner un ordre profond derrière ce foisonnement de vie. La similitude de pensée rencontrée chez les indiens vivant dans un milieu radicalement différent, près du cercle polaire, dans un environnement infiniment plus dépouillé, habité par un tout petit nombre d’espèces tant animales que végétales , montre qu’il s’agit là de structure de l’esprit en non de l’influence du milieu. Chez les tribus Cree, les animaux, aussi bien domestiques que sauvages, possèdent une âme, ce qui leur permet de fonctionner comme des êtres humains munis de la capacité de réfléchir, d’avoir des intentions, une vie affective, et de se soumettre à des règles de conduite. Ils possèdent les valeurs d’amitié, de solidarité, respectent les anciens et les ancêtres. La seule différence avec les humains est leur apparence, leur corps . Ils pénètrent dans les rêves des hommes la nuit et se révèlent alors sous leur véritable nature humaine. Les hommes profitent de ces liens pour les séduire et lier avec certains d’entre eux des relations particulières , comme avec un animal de compagnie qui va servir d’intermédiaire auprès de ses congénères pour qu’ils s’exposent à portée de tir lors de la chasse. En échange, la victime sera traitée selon un rituel bien défini.
Il n’y a donc pas de distinction, chez les indiens d’Amazonie comme chez les tribus arctiques, entre la Nature et la société, tout n’est qu’une question de flux en permanente circulation. Tout ceci définit la notion d’animisme, croyance selon laquelle les êtres de la Nature sont dotés d’un principe spirituel, permettant à l’homme d’entrer en rapport avec eux. Les sociétés animistes existent aussi dans d’autres contrées, en Afrique, en Asie… Il y a beaucoup de variétés possibles , le rite Vaudou en étant un des plus connus. Nous sommes là bien loin de la pensée occidentale contemporaine, héritage de la civilisation grecque, mais ceci est une autre histoire…
Léon Kerné